Homère et les androïdes

Dès son invention en 1920, dans la pièce de théâtre R.U.R.(Rossum’s Universal Robots) de Karel Capek, le terme robot semble englober toutes les facettes que nous lui prêtons aujourd’hui. Il faut dire que l’idée joui déjà d’une extraordinaire longévité. Car, si le mot fait son apparition au début du XXème siècle, des êtres mécaniques peuplent déjà les écrits d’Homère, Hésiode et quelques autres…

Dès lors, on peut se demander si le robot, plus qu’une figure de science-fiction, n’est pas l’archétype d’un mythe bien plus ancien, remontant aux premiers temps de la civilisation. Pour ce faire, nous nous intéresserons d’abord aux machines à figure humaine, c’est à dire, aux androïdes que conçu Héphaïstos. Puis nous nous pencherons, de manière plus générique, sur les êtres artificiels, conçus sans prouesses techniques.

Le géant Talos armé d'une pierre. Didrachme en argent de Phaïstos, en Crète (V. 300/280-270 av. J.-C.), Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France. (photo by Jastrow, 2006)

Le géant Talos armé d’une pierre (3) (photo by Jastrow, 2006)

Ainsi, les mythes de la Grèce Antique nous décrivent des humanoïdes mécaniques « que les spécialistes de la mythologie grecque n’hésitent pas à qualifier de robots »(1). Il est, en effet, possible de lire qu’Héphaïstos, qui « gouverne le monde industrieux des forgerons, des orfèvres et des ouvriers »(2), construisit un géant de bronze dénommé Talos pour le roi Minos. Chargé de protéger la Crête, ce robot faisait le tour de l’île trois fois par jour, jetant des rochers pour éloigner ou tuer les intrus.

Thétis et Héphaïstos (soutenu par ses automates) de J.H. Füssli

Thétis et Héphaïstos (soutenu par ses automates) de J.H. Füssli

De même, le dieu forgeron aurait créé une troupe de femmes d’or afin de l’assister dans son travail. Peut-être, d’ailleurs, est-ce deux d’entre elles que l’on retrouve dans l’Iliade, le soutenant dans sa visite de Thetis ?

Nous pouvons déjà retrouver, dans ces exemples de premiers robots imaginés par l’homme, quelques unes des grandes caractéristiques du genre, tel que nous le percevons aujourd’hui. Il soutiennent, assistent, protègent (de vrai mères) et font preuve d’une force et d’une résistance hors du commun. Autant de capacités et de rôles que les œuvres de science-fiction continuent de donner aux robots.

Une comparaison avec la pièce de Karel Capek suffit : Héphaîstos construit des robots pour l’aider à la forge, quand les robots de R.U.R. sont utilisés pour remplacer l’homme dans ses labeurs… Dans les deux cas les robots servent à alléger la charge de travail de leur créateur.

Si, maintenant, nous élargissons un peu le champ de vision, passant de la figure de l’androïde, à celle de l’humanoïde artificiel, nous pouvons observer deux autres mythes – et pas des moindres – révélateurs des phantasmes véhiculés par l’image du robot.

Pandore par Jules Joseph Lefebvre, 1882, collection privée (photo by Art Renewal Center)

Pandore par Jules Joseph Lefebvre, 1882, collection privée (photo by Art Renewal Center)

Car, si le dieu forgeron a manufacturé des beautés d’or et un géant de bronze, il reçu également l’ordre de Zeus « de tremper d’eau un peu de terre sans tarder, d’y mettre la voix et les forces d’un être humain et d’en former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge »(4). Une création qui portera le nom de Pandore (en grec Pandôra, « qui a tous les dons »). Crée par les dieux de l’Olympe pour faire le malheur des hommes, elle ouvrira la fameuse « Boîte de Pandore » (qui, selon le mythe, est en fait une jarre), déversant ainsi tous les maux sur l’Humanité.

Il est intéressant de rapprocher ce mythe des problématiques abordées par le thème des robots. « Selon la légende de Pandore, l’homme a reçu les bienfaits du feu, malgré les dieux, et les méfaits de la femme, malgré lui. La femme est le prix du feu. Il n’y a lieu, bien entendu, de retenir que les symboles inclus dans la légende : elle montre l’ambivalence du feu, qui a donné à l’humanité un immense pouvoir, mais celui-ci peut tourner à son malheur, aussi bien qu’à son bonheur, selon que le désir des hommes sera droit ou pervers. »(5)

Or le feu est l’élément même qu’Héphaïstos dompte et maîtrise pour accomplir ses prouesses techniques, lui qui « gouverne le monde industrieux »(6). Ce feu est donc le fondement même de la technique. Ce feu qui permettra aux industries Rossum de construire des robots. Les angoisses de Karel Capek face à une technologie pouvant dépasser son créateur et causer sa perte, se retrouvent déjà inscrites dans le mythe de Pandore. Une magnifique femme artificielle qui causera la perte de l’humanité, en châtiment de sa maîtrise du feu…

Il est un autre mythe, qui met en scène une femme magnifique et artificielle, c’est celui de Pygmalion. Ce dernier, sculpteur à Chypre, se voue au célibat, écœuré qu’il est par la conduite des femmes de l’île. Mais il tombe amoureux d’une de ses statues, une jeune femme en ivoire, et la nomme Galatée. Épris, il demande à Aphrodite de lui donner une épouse qui ressemble à sa création. La déesse exauce alors son souhait, donnant vie à Galatée. Et ainsi, Pygmalion épouse son Amour et, selon certaines versions du mythe, aura deux filles d’elle : Paphos et Matharmé.

Pygmalion et Galatée de Jean-Léon Gérôme (photo by Staszek99)

Pygmalion et Galatée de Jean-Léon Gérôme (photo by Staszek99)

Il est vrai qu’il n’y a aucune prouesse technique dans ce récit, pourtant il s’agit bien là de traiter d’une autre problématique de l’homme face à sa création. Car notre création, si elle est réussie, correspond à nos attentes, nos besoins, nos désirs… Si il s’agit de créer un humanoïde artificiel, nous pouvons donc le créer et modeler à l’image du « Prince Charmant », ou de son pendant féminin. Et, même si il est artificiel, même si c’est un robot, ne peut-on tomber amoureux de cette « moitié manufacturée » ? Après tout, elle pense, elle ressent, elle vie sa propre vie. SiCapek ne montre pas cette facette des potentielles relations entre hommes et robots, Hoffman, dès 1817, s’interrogeait sur « les amours impossible de l’homme et d’une compagne méchanique »(7), dans L’Homme au sable. Tout comme Villiers de l’Isle-Adam qui publia L’Eve future en 1886.

On peut également repenser à Héphaïstos et sa troupe de beautés d’or. On aurait pu supposer que, le métier de forgeron étant alors un métier réservé aux hommes, le dieu allait créer une troupe d’homme. Mais il a préféré se créer des femmes. Et, leur but étant de l’aider dans son travail, on pouvait supposer que l’aspect physique comptait peu. Mais il a préféré les faire magnifiques. Il faut dire que toutes les conquêtes du dieu forgeron ont le point commun d’être d’une beauté remarquable, il épousa d’ailleurs Aphrodite.

Celui qui crée un être artificiel, le modèle à son souhait. L’homme peut donc modeler les robots au gré de ses désirs. Et comment évolueront les choses quand il pourra vivre avec ses fantasmes à portée de mains ? Si un robot est le miroir de nos désirs, pourquoi un homme ne se mettrai-t-il pas à l’aimer ? Après tout, il est humain d’aimer ce que l’on désir… Et puis, un gynoïde (un robot d’aspect féminin) est par essence une « femme-objet », une idée que certains trouvent hautement fantasmagorique. Un questionnement que l’on retrouve à la base du mythe de Pygmalion.

Si tout ces mythes nous viennent de la plume d’Hésiode, Homère et quelques autres, « personne ne doute (qu’ils) ne faisaient là que transcrire des mythes plus anciens »(8). Il semble, dès lors, clair que le robot de science-fiction n’est que l’archétype moderne du mythe de l’homme artificiel. Un mythe qui plonge ses racines dans des temps immémoriaux et habite, aujourd’hui encore, notre imaginaire collectif.


Retrouvez le premier article de ce dossier sur les robots : Dessine-moi un robot…


Références :

  1. KLEIN (Gérard) – Préface in Histoires de robots – Livre de Poche ; avril 1974
  2. Jean CHEVALIER (Jean) & GHEERBRANT (Alain) – Dictionnaire des symboles – Bouquins ; juin 1987
  3. Didrachme en argent de Phaïstos, en Crète (V. 300/280-270 av. J.-C.), Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France.
  4. HESIODE – Théogonie, les Travaux et les Jours, le Bouclier, trad. par P. Mason ; 1928.
  5. Jean CHEVALIER (Jean) & GHEERBRANT (Alain) – Dictionnaire des symboles – Bouquins ; juin 1987
  6. Ib. est
  7. GUIOT (Denis) – Robots et androïdes in Le Monde de la Science-fiction – M.A. Éditions ; 1987
  8. KLEIN (Gérard) – Préface in Histoires de robots – Livre de Poche ; avril 1974

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